Interview de Chris Paulis,
- Docteur en anthropologie agrégée à l’université de Liège
- Enseignante au master inter-universitaire « Genre »
- Spécialiste de la construction de la différence, du genre et de l’interculturalité.
Résumé de l’entretien
Bien que non consensuelle, la question du genre embarque avec elle des logiques revendicatrices très occidentales (égalité en droits, pouvoirs, espaces, …). Ainsi, l’emploi des femmes est souvent perçu comme source de reconnaissance et de liberté.
Pourtant, le travail rémunéré ne va globalement pas éviter
les lourdes tâches domestiques aux femmes latinos ou africaines.
Pire, il sera parfois vu comme une menace pour les hommes et cela aura des conséquences graves. Enfin, pour certaines, la reconnaissance et la liberté ne passent tout simplement pas par l’argent.
Chaque culture ayant son équilibre, il est nécessaire d’en comprendre la structuration sociale et familiale afin de ne pas commettre d’impairs. Et pour éviter de diviser les hommes et les femmes – voire provoquer de la violence – il est aussi important d’être transparent dans les communications
afin que les avantages des projets – mixtes ou non – qui leur sont proposés puissent être entendus.
Entretien complet
David Gabriel : Dans nos projets, on met souvent en avant que les femmes doivent avoir un travail et subvenir à leurs besoins. Quels sont les avantages et les risques d’une telle approche ?
Chris Paulis : La question du genre est toujours abordée de la manière dont les Nord-occidentaux et les Européens le voient. Dans une vision binaire, avec des rôles bien déterminés, mais en même temps revendicatrice avec des mouvements féministes qui veulent la même égalité, les même droits, les mêmes pouvoirs et qui veulent avoir les mêmes espaces de terrain. Même si on sait que chez nous, les femmes s’occupent plus, en général, du « domestique » et les hommes sont plus dans l’espace public – bien que cette tendance soit en train de basculer. Venir avec des visions et représentations comme celles-là chez les autres c’est déjà problématique puisque même dans notre propre Europe, il y a des différences terribles entre les pays. La Belgique, la France, la Pologne… n’ont pas les mêmes points de vue.
En Amérique latine et en Afrique, ce sont des constructions et des « gendérisations » encore différentes. On est dans des constructions binaires (masculin et féminin). Il y a le travail des hommes et le travail des femmes. Mais le travail des femmes relève majoritairement du domestique : de la maison et de l’éducation (faire des enfants, les nourrir, les élever). Et quel que soit le travail qu’elles auront à l’extérieur, ça ne leur donne pas plus de liberté par rapport à cela. Plus on met dans la tête des femmes qu’elles pourraient combler leurs besoins en ayant du temps de travail payés « le plus grand possible », moins on leur donnera du temps pour elles puisqu’elles n’auront pas le choix : elles doivent quand même continuer le travail domestique. C’est la première chose qui est fort différentes de chez nous. D’autant que chez nous, il y a peu de gens qui vivent avec les grands-parents ou dans des familles nombreuses. En Afrique et Amérique latine, les familles nombreuses (à partir de 3 enfants) sont courantes et souvent, elles prennent aussi la pleine responsabilité d’au moins une ou deux personnes âgées. Cela leur ajoute encore du boulot… Si elles veulent acquérir de l’autonomie par un travail reconnu officiellement, elles ne peuvent rien lâcher du reste. Bien souvent la combinaison des deux les épuise. Sans parler du fait que les maris sont furieux parce qu’effectivement ils considèrent que leurs femmes n’ont plus assez de temps pour eux ou pour le ménage.
La deuxième chose importante dans ces pays-là est la responsabilité de celui qui a l’autorité. Même si beaucoup de femmes dirigent en pratique, donnent l’impression de tenir le budget et de gérer le foyer, c’est quand même les hommes qui ont l’autorité. Ceux-ci doivent paraitre comme étant les chefs. Quand, dans notre vision, on donne du travail rémunéré aux femmes, on les met sur le même pied d’égalité que les hommes. Inévitablement, on amène des frictions dans les représentations sociales. Même si nous trouvons que c’est souhaitable, il faut vraiment un travail de fond pour que ce genre de situation devienne acceptable pour les uns et les autres. D’autant plus que notre vision (« si une femme travaille à temps plein, elle a sa liberté »), n’est pas forcément partagée. L’argent va servir soit exclusivement pour le ménage et les enfants, soit est repris par le mari, qui lui va en faire ce qu’il veut. La liberté de la femme n’est pas du tout sûre ni définie par l’argent qu’elle va ramener.
D.G. : Quel est le rapport aux enfants quand les femmes travaillent et qu’elles ont moins de temps pour s’en occuper ?
C.P. : Ce sont les femmes qui ont vraiment la responsabilité des enfants tout aussi bien dans l’éducation et le développement physique que l’autonomie, le développement psychologique, etc. En général, leurs propres représentations et leurs propres valeurs vont dépendre de ce que deviennent leurs enfants. Même s’il y a parfois des femmes qui gagnent de l’argent et ont un travail rémunéré, pour la plupart, leur statut passe neuf fois sur dix par le statut de mère. On est une bonne mère (et on bénéficie alors de cet important statut) au yeux de la société, du mari et de la belle famille (qui occupe une place très importante) si les enfants sont bien éduqués. Toutes ces femmes augmentent encore les pressions sociales et familiales quand elles veulent travailler parce qu’effectivement le travail leur donne moins de temps pour s’occuper des enfants ou en tout cas pour les surveiller.
D.G. : On remarque dans les projets qu’on soutient que pour les femmes, le fait de gagner de l’argent leur apporte une crédibilité et une légitimité dans leur foyer. Est-ce que vous validez ça ?
C.P. : cela va vraiment dépendre de la façon dont, dans les villes ou les villages, le travail des femmes est accepté. S’il est accepté, ça leur donne de la légitimité. Ça leur donne quand même un minimum d’autonomie, même si elles doivent encore donner l’argent au mari et lui demander des sous pour leurs affaires personnelles. Mais ça leur donne de la prestance parce que si elles ramènent de l’argent, elles aident leur famille. Mais si les maris en gagnent moins qu’elles, alors cela devient ambigu. En général, le mari (et la belle-famille) va les surveiller encore plus pour être sûr qu’elles ne risquent pas de devenir l’autorité référentielle de la famille, ce qui serait une atteinte à leur virilité. Si elles ont un travail, elles savent s’assurer un avenir ainsi qu’à leurs enfants. Dans ces cas-là, les femmes ont encore plus de prestige, plus de prestance et de reconnaissance puisqu’on voit qu’elles savent s’investir dans le village. Elles deviennent des exemples…
D.G. : quelle est la posture à adopter par rapport à cette thématique afin de pouvoir être dans une approche raisonnable et en même temps assez ambitieuse pour faire changer les choses en termes de genre ?
C.P. : La première chose est d’abord de se renseigner le plus possible sur la manière dont les gendérisations sont faites dans ces pays-là. Celles-ci seront différentes d’un pays à l’autre. Il faut vraiment se pencher sur la culture, les systèmes familiaux et sociaux non seulement des pays, mais aussi des villages où on va aller « aider ». Et, sachant comment les choses se passent, ne pas commettre d’impairs. On peut avoir toutes les ambitions et proposer tout ce qu’on veut, du moment qu’on ne commet pas d’impairs, il n’y a pas de problème. Et il y aura toujours bien des gens intéressés par la démarche, surtout si on peut avoir des relais, des modèles.
La deuxième chose c’est de ne pas venir en « maître » (c’est quelque chose que l’Afrique notamment supporte de moins en moins) qui va apprendre aux élèves comment « vivre bien », ce qu’est la « vérité », ce qu’est la « société », ce qu’est la « liberté », comment la gagner, etc. Il y en a qui se sentent très libres sans avoir de rémunération. Si on veut imposer notre vision : « la liberté c’est le travail », « l’autonomie c’est le travail », ces femmes-là, vont tout faire pour empêcher que l’on ne touche et qu’on influence le fonctionnement du village.
Du moment qu’on rentre dans le système et qu’on propose sans imposer, je pense que les choses peuvent fonctionner. Le tout c’est de ménager les susceptibilités culturelles. Ne pas venir de front en disant « les femmes et les hommes sont égaux pour tout y compris dans la manière de gérer les espaces publics et privés », mais plutôt d’arriver à montrer les avantages que les hommes et les femmes pourront tirer du projet.
Par exemple, une chose qu’il ne faut pas encourager, c’est d’organiser des réunions de femmes sous prétexte que ce sont elles qu’on doit aider, qui doivent s’émanciper… Quand on fait les réunions avec les hommes et les femmes, on peut tout de suite faire entendre les mêmes informations aux deux et on n’est pas perçu comme un danger. Les informations doivent toujours partir des avantages des deux plutôt que de ce qui risque d’être perçu comme un désavantage pour les hommes. Du coup, quand il y a des questions, les hommes et les femmes entendent ce que chacun des deux groupes a à dire. Séparer les gens, surtout quand on veut parler d’égalité, c’est vraiment une erreur. Même si on croit que comme ça, on peut aider le groupe « plus faible ».
D.G. : Il arrive que l’on fasse des projets qui soient exclusivement féminins (comme les activités de collecte de lait ou de recyclage au Pérou). Est-ce que cela est pertinent ou vaudrait-il mieux privilégier la mixité ?
C.P. : je pense que si ce sont des renforcements de ce qui est déjà féminin, il n’y a pas de raison que cela choque. Si dans la production laitière ce sont déjà les femmes qui sont mobilisées, autant continuer à les soutenir.
A partir du moment où les femmes sont satisfaites, s’il y a des biais familiaux, cela veut dire qu’elles sont d’accord de les prendre en charge. C’est bien de tenir compte de la mixité. Mais si en faisant un groupe de femmes, celles-ci y trouvent des avantages plutôt que des désavantages, cela veut dire qu’on n’a pas à se soucier de l’équilibre familial et social tel que la société le veut. En effet, si elles continuent c’est qu’elles préfèrent gérer cela à leur façon.
D.G. : J’entends que tout est en nuance et qu’il faut s’intéresser à la culture du milieu pour ne pas créer de discorde sociale et sociétale. Dans le même temps, créer des projets générateurs de revenus pour les femmes n’est pas une idée à exclure parce que ça peut notamment leur donner des avantages à elles et à leurs maris (qui voient leur qualité de vie s’améliorer). Ce qu’il faut surtout retenir c’est que l’équilibre est fragile ?
C.P. : Oui et l’important est de voir comment essayer de s’inscrire le plus possible dans le système culturel dans lequel on va se plonger en sachant que l’on doit vraiment s’ouvrir à tous les systèmes et à ce qu’on va trouver comme éléments parce que si on vient simplement avec nos « bonnes idées », qui sont fatalement une construction de notre culture, cela risque d’amener des situations problématiques qui se jouent sans qu’on en soit conscient. Il est important de voir quelle gendérisation a l’air de fonctionner. Il faut essayer de voir le plus rapidement possible ce qui va satisfaire les femmes. Si effectivement c’est en étant entre femmes que ça marche, tant mieux. Parfois on doit juste être là pour faire le lien entre le groupe des hommes et des femmes tout en respectant les femmes et les hommes. Pas besoin de se dire qu’il faut nécessairement la mixité. Mais le fait de mettre en place un projet ne doit jamais enlever l’information à un maximum de personnes.
D.G. : Peux-tu nous dire un mot sur le concept de gendérisation ? Est-ce le fait de comprendre le rôle des hommes et des femmes ? Les rôles sociaux qu’ils/elles occupent et leur équilibre de fonctionnement ?
C.P. : Oui, il faut bien se dire que toutes les cultures fonctionnent selon leur propre équilibre. Ça n’existe pas un système qui fonctionne dans le déséquilibre. Et ce n’est pas parce qu’on a l’impression qu’il est déséquilibré qu’il l’est forcément. Le changement qui vient de l’extérieur, par contre, crée toujours un déséquilibre qui risque d’amener des conflits. Comme ce sont presque toujours les femmes qui ont des problèmes et que c’est sur elles qu’on se focalise (en tout cas depuis 20 ans), en voulant bien faire pour aider leur émancipation, leur libération et l’obtention de leurs droits, on risque de les confronter sans ménagement au groupe des hommes. Et une fois qu’on ne sera plus là, elles risquent de le payer beaucoup plus cher en termes d’exploitation, de mépris, de contrôle voire de domination et de violence.
Cet article fait partie d’Autre Terre Magazine #6 qui parle de l’équité entre hommes et femmes. Pour lire les autres articles, cliquez-ici.