Deuxième budget le plus important de l’UE, la Politique Agricole Commune (PAC) est née dans l’après-guerre pour assurer la sécurité alimentaire de l’Europe. Dernièrement, elle a été au centre des mobilisations car elle ne répond plus aux enjeux actuels. Et les négociations pour sa prochaine réforme se terminent… à porte close ! Ce que dénonce la société civile.
Tour d’horizon avec Amaury Ghijselings, chargé de recherche sur la souveraineté alimentaire au CNCD-11.11.11.
ou lisez le résumé ci-dessous
En quoi la nouvelle PAC influencera-t-elle notre vie ?
La PAC définit le modèle agricole et, par conséquent, les produits composant notre assiette. Demain, elle subsidiera à nouveau un système polluant, qui affectera notre santé et la biodiversité. Ainsi, le modèle qu’on subsidie en Europe nourrit les populations d’aujourd’hui aux dépens des populations de demain.
Pourquoi n’est-elle plus adaptée ?
La PAC réformée a raté trois virages :
- Socio-économique : pas de revenu décent pour les agriculteur·rice·s ni de juste redistribution des subsides entre les gros et les petits.
- Écologique : elle ne permettra pas à l’UE d’atteindre ses objectifs climatiques et de préservation de la biodiversité.
- Solidaire : elle nuit au droit à l’alimentation des populations du Sud. L’aide à nos agriculteur·rice·s risque d’engendrer une concurrence déloyale des produits locaux des pays du Sud.
Trop sectorielle, elle rate cette nécessité de faire les choses de manière transversale. Les politiques agricoles devraient être à la fois alimentaires, environnementales, climatiques et sociales.
Quels changements pour une transition vers un système agricole et alimentaire durable et résilient ?
L’agriculture a une responsabilité dans la crise environnementale mais les agriculteur·rice·s sont aussi en bonne position pour apporter des solutions de transition. Il ne s’agit pas seulement de produire de la nourriture, mais également d’influencer nos paysages, la biodiversité et la régulation du climat. Il faut leur reconnaître ces missions et les soutenir davantage pour qu’ils·elles puissent concilier production alimentaire et gestion environnementale.
Il faut refaire une PAC au-delà du modèle agricole, qui, dans son processus, redonne une voix à la population et aux organisations paysannes. Et il faut que son budget soit principalement dédié aux paysan·ne·s qui pratiquent déjà l’agroécologie et à accompagner la transition de celles et ceux qui sont prisonnier·ère·s du système actuel. Enfin, elle doit adopter des mécanismes de régulation des marchés en vue de ne pas nuire à la souveraineté alimentaire des pays du Sud.
Interview complète
Qu’est-ce que la Politique Alimentaire Commune (PAC) et pourquoi avait-elle été mise en place ?
La PAC, c’est une des premières politiques européennes communautarisées. Tous les pays de l’Union européenne se sont mis d’accord pour mettre en place des règles et des subventions à l’échelle européenne. C’est révolutionnaire, même dans l’histoire de la construction européenne. Il y a désormais une matière, l’agriculture, où les membres de l’Union européenne essayent vraiment d’avancer ensemble ; avec des normes conjointes et un budget conjoint. Encore jusqu’à aujourd’hui, la PAC est une des rares politiques européennes qui est véritablement communautarisée.
Elle a été mise en place dans l’après-guerre. Les intentions du départ étaient d’assurer la sécurité alimentaire des pays européens. C’est un moment où ceux-ci craignaient encore que la faim, voire des famines, touche leurs populations ; que ce soit lié à des crises ou pas. Il y avait donc une nécessité de se développer à ce niveau-là et de rassurer.
Comment la PAC influence-t-elle la façon dont nous consommons et dont la nourriture est produite ?
Même avant de parler de notre assiette, elle façonne nos paysages, notre modèle agricoles, les conditions environnementales, etc. Par exemple : Est-ce que nous irons vers plus d’agro-industrie ? Vers des plus grandes exploitations ou des plus petites exploitations ? Est-ce qu’on pousse les agriculteurs·trices à mettre des haies entre les différents champs ?
La PAC façonne aussi notre santé. En effet, si l’agro-industrie basée sur les pesticides et les engrais chimiques est privilégiée, elle aura un impact sur la qualité de notre nourriture. Et il y a un lien ici avec l’environnement. En subsidiant un système qui va polluer les rivières, détruire les sols ou polluer l’air, cela affecte notre santé et également la biodiversité. La PAC peut également encourager qu’on évite les monocultures, quitte à ce que ça rapporte moins.
En outre, la PAC affecte le droit à la sécurité alimentaire des populations futures.
Le modèle agricole qui est subsidié pour le moment est un modèle qui nourrit les populations d’aujourd’hui, mais aux dépens des populations européennes de demain.
Par exemple, on détruit nos sols et, ainsi, on détruit notre capacité à produire.
Enfin, la PAC influence notre assiette. Elle décidera si, dans notre assiette, on aura des produits qui sont locaux ou non, qui sont gorgés d’hormones ou non, de pesticides ou non.
La PAC a évolué depuis ses débuts. Pourquoi elle n’est plus adaptée pour répondre aux défis actuels et futurs ?
Aujourd’hui, les objectifs ont changé. On peut se dire qu’on produit assez pour nourrir notre population. Il y a une sorte de sécurité alimentaire ; quoique nous restons assez dépendants des importations : le Sud nourrit le Nord. Mais la situation d’aujourd’hui est quand même plus rassurante qu’en 1962.
Aujourd’hui, la PAC ne peut plus se résumer seulement à produire suffisamment de nourriture pour les populations européennes. Il y a d’autres enjeux qui sont arrivés et auxquels elle doit répondre. Depuis sa mise en place, il y a ainsi eu plusieurs réformes de la PAC.
Que se passe-t-il actuellement ?
L’UE est en train de négocier une nouvelle réforme pour la période « 2021-2027 ». Mais, comme l’UE était en retard sur le processus de construction de la nouvelle PAC, ils ont dû prolonger l’architecture actuelle de la PAC pour la période « 2020-2023 ». Donc, en vérité, la PAC qui est négociée actuellement, qui est censée être pour sept ans, elle va commencer véritablement qu’en 2023. Pour le moment, on parle de réforme pour 2021-2027, mais en vérité, ce n’est pas possible. En effet, ce ne sera pas d’application maintenant car les négociations sont toujours en cours.
Comment ça se passe les négociations ?
L’Union européenne, c’est trois institutions : La Commission, le Parlement et le Conseil. C’est la Commission qui a l’initiative concernant la PAC. Ainsi, du temps de la Commission de Juncker, elle a écrit une proposition. Ensuite, fin de l’année passée, le Parlement européen a fait des amendements et le Conseil européen a fait de même.
Mais peu importent ces amendements. Même s’ils votent les amendements les plus progressistes, cette PAC réformée n’est pas à la hauteur.
Désormais, tout le monde est plus ou moins d’accord, mais il faut encore discuter des détails. Les trois institutions entrent alors dans des sessions de négociations : les trilogues. Ces trilogues sont des rendez-vous réguliers où ils abordent à chaque fois un des points de cette politique agricole commune.
Savez-vous ce qu’ils s’y disent ?
Pour la société civile, c’est très difficile d’être au courant du calendrier, de quelles sont les positions de chacun ou des décisions qui sont prises à mi-parcours sur les sous-dossiers. C’est pourquoi la société civile a, d’une part, des critiques sur le contenu de la PAC, mais, d’autre part, également sur le processus d’élaboration de la future PAC. Un des points que nous voulons épingler est cette absence de transparence des négociations au niveau européen.
Quels sont les changements sur la table ?
Une particularité de cette future politique agricole commune, c’est deux nouveaux outils.
Premièrement, ce sont les éco-régimes. Ils sont censés répondre aux enjeux environnementaux et climatiques. Deuxièmement, ce sont les plans stratégiques nationaux. Chaque Etat peut expliquer, pour son pays, la manière dont il va attendre les objectifs de la PAC.
Donc, pour le moment, on a les trilogues au niveau européen. Et, parallèlement, chaque pays est en train de décider commet il va appliquer certaines des dispositions de la PAC à son niveau national. Ces dispositions peuvent donc être adoptées d’une manière différente. Pour la Belgique, ce n’est pas un plan national, mais des plans régionaux comme l’agriculture est une matière largement régionalisée.
Que sont les raisons qui vous poussent à dire qu’elle n’est pas à la hauteur ?
J’ai dit plus tôt que le premier objectif de la PAC était de nourrir les populations. Mais j’aurais pu aussi ajouter un objectif très important dans les décennies qui ont suivi : assurer un revenu décent pour les agriculteurs et agricultrices. Et ça, la PAC n’y arrive pas.
Elle est le deuxième budget le plus important de l’Union européenne. C’est énorme. Et cet argent sert, historiquement et principalement, à faire en sorte que les agriculteurs puissent survivre. En effet, ils ne peuvent pas vivre de la vente de leurs produits car les prix du marché sont trop bas par rapport aux coûts réels de production. Ils vendent à perte.
La PAC doit alors arriver à subventionner ces agriculteurs ; tout en s’assurant qu’elle ne va pas être condamnée par l’Organisation Mondiale du Commerce pour entrave au principe de concurrence libre et non-faussée. Donc, elle trouve des stratagèmes : pour compenser la perte des revenus liés à la libéralisation du commerce, on les subsidie via différemment mécanismes comme les aides aux revenus, les paiements redistributifs, les aides au jeunes, les subsides pour les mesures agro-environnementales et climatiques, la production bio, etc.
Mais ça veut dire que les agriculteurs et les agricultrices n’ont toujours pas un revenu pour le travail qu’ils font. La PAC est là pour compenser cela tant bien que mal.
Elle n’est pas non plus à la hauteur pour s’assurer qu’il y ait suffisamment d’agriculteur qui produisent. Entre autres, elle n’a pas revu le système de subsides à l’hectare. Pour la première fois, il va y avoir potentiellement un plafond aux 100 hectares, mais c’est tellement anecdotique… Cela n’aura que très peu d’incidence sur la redistribution des revenus entre les gros agriculteurs et les petits ; ces derniers qui aimeraient bien se faire une place.
En conclusion, la PAC échoue complètement à d’assurer des prix dignes aux agriculteurs et à redistribuer des subsides entre les gros et les petits.
Et donc, elle échoue à faire en sorte que des nouveaux agriculteurs, des plus jeunes et des plus petites exploitations, puissent se faire une place dans le système alimentaire.
Nous avons parlé de tout ce qui le volet social et économique. Qu’en est-il de l’environnement ?
La PAC échoue aussi par ailleurs pour tous les enjeux environnementaux et climatiques. Même s’il y a des avancées telles que les éco-régimes, elles ne sont définitivement pas à la hauteur. Ou alors elles ne vont pas nous permettre de faire le saut quantique nécessaire.
Nous avons besoin d’une transformation agricole pour arriver à atteindre les objectifs que l’Union européenne s’est fixé en matière de préservation de la biodiversité et de réduction des gaz à effet de serre.
La PAC aurait pu avoir des objectifs par rapport à l’environnement et au climat en intégrant ceux adoptés dans le Green Deal et la stratégie « de la ferme à la table » pour 2030 : réduction de 50% des pesticides, les engrais de 20%, faire croitre les surfaces agricoles biologiques pour atteindre 25%, etc. L’UE aurait pu réformer la PAC pour qu’elle ne prenne pas seulement en compte combien d’argent elle donne à qui ; ou des règles sur ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire. Mais elle aurait pu aussi avoir des objectifs à atteindre, chose que les instances européennes ne vont pas ajouter.
Encore une autre raison ?
La PAC rate surtout cette occasion de créer du lien entre nos politiques. On ne parle pas assez des interdépendances. Évidemment, les ONG, les citoyens et citoyennes en parlent. Mais, au niveau politique, c’est toujours organisé en silos : l’agriculture d’un côté, l’environnement de l’autre, le social ailleurs, etc. Donc la PAC rate cette nécessité d’arriver à faire des choses de manière transversale.
La PAC a raté trois virages : elle a raté le virage social et le virage écologique. Ensuite, elle aura raté une fois de plus le virage de la solidarité internationale. Il fallait élaborer une PAC qui évite les impacts négatifs sur la sécurité et souveraineté alimentaire des agriculteurs et agricultrices du Sud.
Quel est l’impact de la PAC pour les pays du Sud ?
J’ai donné une réponse très consommateur pour le moment : ma petite santé et mes enfants, mon environnement.
Mais c’est également cette PAC qui va me permettre de regarder mon morceau de bœuf droit dans les yeux. Est-ce qu’il a été produit de manière durable ? Dans le respect du bien-être animal ? Est-ce que l’animal a consommé des protéines végétales qui étaient locales ? Ou est-ce que, en vérité, j’ai dans mon assiette l’empreinte écologique des protéines végétales qu’il a fallu importer outre-Atlantique ? Et qui, en plus, ont été produits en bafouant les droits humains des populations locales de là-bas ? Tout le monde a envie de pouvoir regarder son assiette droite dans les yeux.
Concrètement, la PAC a toujours un impact dans les pays du Sud ; même si on prétend le contraire. Les aides spécifiques à l’exportation ont été interdites. Mais toutes les aides qu’on donne à nos agriculteurs ici, ça leur permet évidemment de produire à moindre coût et de pouvoir exporter à moindre prix. C’est ça qui permet à des patates, du lait ou du poulet d’être vendus dans des pays du Sud à un prix de vente moins cher que les produits locaux.
Il y a une concurrence déloyale qui nuit à la sécurité alimentaire et au droit à l’alimentation des populations du Sud.
Il y a des alternatives qu’on pourrait mettre en place. Premièrement, on devrait interdire la possibilité d’obtenir des aides de l’Union européenne en cas d’exportation. Parce que, même si l’UE explique que ce sont des aides découplées et qu’elle n’envoie pas d’aide pour exporter, la production va quand même être exportée évidemment.
Deuxièmement, il faut savoir que les Etats-Unis étaient d’abord très inquiets que l’UE développe une politique agricole commune. A l’époque, ils ont mis leur accord car l’UE s’était engagée à limiter le nombre de protéines végétales qu’elle produirait. Ainsi, l’Europe a continué à importer les protéines végétales, comme le soja, pour que les Etats-Unis gardent la mainmise là-dessus. C’était les accords « Blair House » : ils garantissent un quota maximum de protéines végétales qui seraient produites dans l’Union européenne pour que l’UE puisse construire sa PAC.
Aujourd’hui, l’UE est toujours dépendante de cette importation des protéines qui viennent d’Amérique du Nord et du Sud. Et cela nuit beaucoup à la sécurité alimentaire et au droit à l’alimentation des populations. En effet, ce ne sont pas les paysans et paysannes du sud qui en bénéficient. Mais ce sont quelques entreprises de l’agrobusiness au Brésil, en Argentine et aux Etats-Unis qui en bénéficient.
Troisièmement, l’Union européenne doit prendre sa responsabilité historique par rapport au changement climatique, dont les impacts négatifs vont se faire ressentir premièrement dans les pays du Sud.
C’est dramatique que, dans tous les débats actuels de l’UE, cette réflexion sur l’impact (pour les agriculteurs ou l’environnement) dans les pays du Sud est quasi inexistante. Il y a une totale déconsidération par rapport à l’impact de la PAC dans les pays du Sud. Ce problème n’est quasiment pas débattu.
Quels changements pour une transition vers un système agricole et alimentaire durable et résilient ?
Il faut que l’UE arrête de faire ce qu’elle fait actuellement : du verdissement de la politique.
On a besoin de complètement changer de paradigme. Il ne peut y avoir que des politiques agricoles et alimentaires et environnementales et climatiques et sociales.
Finalement, la PAC devrait assumer un dossier à part entière : elle n’est pas là seulement pour produire de la nourriture, mais pour s’assurer du travail décent, s’assurer le respect de l’environnement etc.
On a souvent dit : « L’agriculture est responsable ». Mais les agriculteurs et agricultrices sont aussi la meilleure solution qu’on a pour préserver la biodiversité et lutter contre le réchauffement climatique.
Il faut que ceux-ci soient des personnes qui produisent de la nourriture, mais aussi qui vont produire du paysage, produire de la biodiversité et réguler le climat.
Un autre changement de paradigme est qu’il faut définitivement avoir une politique qui n’assure pas seulement la sécurité alimentaire (comme c’était le cas en 1962), mais bien la souveraineté alimentaire. C’est-à-dire d’arriver à respecter notre droit à l’alimentation dans l’Union européenne, mais aussi de respecter le droit à l’alimentation des autres pays et sans compromettre la sécurité alimentaire des générations futures.
La souveraineté alimentaire, ça veut dire également le droit des populations à décider de leur politique agricole. Pour le moment, ce sont les grosses entreprises et les gros lobbys qui ont leur mot à dire dans cette PAC. En conclusion, il faudrait refaire une PAC au-delà du modèle agricole qui, dans son processus, redonne une voix et écoute les citoyennes et citoyens, les organisations paysannes qui développent la petite agriculture.
Plus spécifiquement, c’est réorienter notre Politique Agricole Commune pour qu’elle soutienne l’agroécologie et les systèmes alimentaires durables. L’agroécologie doit être le modèle d’agriculture d’aujourd’hui et de demain. C’est-à-dire un modèle de production agricole qui n’est pas un modèle du passé, mais bien une alternative et une innovation. Dans l’agroécologie, il y a des pratiques ancestrales qui permettent de produire en abondance en respectant l’environnement et également, chaque jour, on invente des nouvelles pratiques agroécologiques. Par ces pratiques, on peut produire en évitant les pesticides, les engrais chimiques, le système de monoculture.
Il faut faire en sorte que la manne financière de la politique agricole commune soit principalement dédiée aux personnes qui pratiquent déjà l’agroécologie ou pour accompagner les agriculteurs et agricultrices à faire une transition vers ce modèle. Et c’est une transition qui doit se faire pas à pas. En effet, on ne peut pas laisser de côté les agriculteurs qui ont été prisonniers de modèle conventionnel productiviste depuis des décennies par des dettes de contrats.
Cet article fait partie d’Autre Terre Magazine #10 qui parle du lobying et du plaidoyer. Pour lire les autres articles, cliquez-ici.